Lancer sa boîte de production ?
Eva Kuperman, productrice et co-fondatrice de Stenola Productions, nous partage des conseils tirés de son expérience.
Fondée en 2009 à Bruxelles par Anton Iffland Stettner et Eva Kuperman, Stenola Productions s’est construite une filmographie en fiction et documentaire en accompagnant de jeunes auteurs émergents à travers les processus de développement, de production et de diffusion. Les films achevés à ce jour ont tous été financés et coproduits avec un regard tourné vers la coproduction et la diffusion internationale. Riche de ce savoir-faire et de cette ambition, Stenola Productions accompagne aujourd’hui des réalisateurs plus expérimentés, en mettant l’accent sur la production de longs-métrages ambitieux et originaux.
Un scénario avant tout !
Le scénario c’est la pierre sur laquelle repose toute la démarche de production.
A sa sortie de l’INSAS en réalisation, Anton Iffland Stettner (1) a le coup de cœur pour le projet de film documentaire d’une collègue de l’INSAS, Au delà de l'Ararat de Tülin Özdemir. Il s’associe à Eva Kuperman pour le produire, et dans la foulée ils produisent aussi le projet de court-métrage d’une autre amie de l’INSAS, Dancing de Marguerite Didierjean.
(1) Co-fondateur, avec Eva Kuperman, de Stenola Productions
Un démarrage pas toujours fulgurant
Au début d’une activité de production, l’apprenti producteur n’a généralement pas un portefeuille chargé en projets. La reconnaissance, la confiance, ça prend du temps… Eva et Anton n’avaient aucune expérience en production : elle était technicienne de plateau, il sortait de l’Insas en réalisation. Leur premier documentaire est repassé trois fois en commission de sélection pour une aide à la production avant d’être financé (2) - c’est toute une année sans rentrées d’argent, c’est un auteur qui réécrit sans être payé (3), les fonds propres étaient très maigres, voire inexistants. Ils ont tenu le coup grâce à quelques projets institutionnels et publicités web. Au bout d’un an de démarchages, ils ont obtenu le feu vert pour leurs projets de documentaire et de court-métrage. Leur trésorerie était lancée !
(2) à la Fédération Wallonie-Bruxelles, il y a trois commissions de sélection par an
(3) les aides au développement de la FW-B sont octroyées uniquement aux premiers et deuxièmes films d’un réalisateur; pour d’autres aides au développement il reste la RTBF ou MEDIA
Une bonne rotation en termes de trésorerie
Eva et Anton n’ont pas réussi à avoir de salariés avant plusieurs années… eux-mêmes travaillant en free-lance pour leur propre boîte. Les seuls frais fixes qu’ils pouvaient se permettre à leurs débuts, c’étaient les assurances et un loyer.
Un producteur doit avoir de la trésorerie à disposition, pour financer l’écriture, voire une partie du développement, sur fonds propres et payer son équipe de production. Cela requiert un certain nombre de projets à des stades différents de production (développement, production et post-production). C’est cette dynamique entre les projets à différents stades qui assure le flux de trésorerie nécessaire. Un film bien financé, c’est ce qui permet à la boîte de vivre. Une belle distribution, diffusion et des ventes assurent davantage de souplesse.
Au niveau de la stratégie de financement et des calendriers de production, Anton et Eva ont tout appris sur le terrain. Se former à la comptabilité, à la lecture d’un bilan, à la gestion d’une société, et quelques bases de management ne sont pas négligeables !
“La Rançon” de Rémi Lainé - Trailer
Business plan ou pas business plan ?
Une boite de production, c’est une vraie société ! Avec une comptabilité, un flux de trésorerie à anticiper puis des calendriers à gérer, des frais généraux, des salaires à payer… Tout cela s’anticipe avec un business plan, incluant des objectifs de production annuelle : combien de films produire par an pour absorber les coûts fixes, combien de financements lever pour couvrir les frais de production et offrir les meilleures conditions pour « fabriquer » le film.
Chez Stenola, le business plan, ils l’ont fait plus tard. Il est possible de commencer une activité de production sans business plan, mais a posteriori, c’est moins efficace. Avec un business plan, cela donne une idée claire sur les objectifs à atteindre.
Convaincre les décideurs financiers
En Belgique, la Fédération Wallonie-Bruxelles (FW-B) est souvent le premier socle de financement pour les films majoritaires (4). De plus, leur soutien apporte une crédibilité artistique et financière à un projet. Les télévisions viennent à la suite. Les fonds régionaux (screen.brussels, Wallimage) sont généralement des sources incontournables. Enfin, n’oublions pas le Tax Shelter qui se calcule sur les volumes de dépenses belges.
La FW-B se laisse avant tout convaincre par la démarche d’un auteur. Le sujet, la pertinence, les intentions, le traitement sont les piliers de défense d’un projet artistique.
Ensuite, il y a l’aspect productionnel. Les décideurs sont souvent très attentifs à la faisabilité d’un projet. Leur but n’est pas de financer un projet ‘bling bling’, mais un film qui a des chances d’aboutir. Il ne faut pas forcément voir petit, mais se montrer réaliste. Mieux vaut un plan de financement plus modeste, avec un plan A qui prévoit le montant minimum requis pour que le projet soit viable, et un plan B incluant des montants supplémentaires qui seront bienvenus.
Une stratégie de financement boiteuse n’est pas définitivement rédhibitoire pour la FW-B, mais elle va être questionnée : si vous n’obtenez pas tel financement, pourrez-vous faire le film ?
Eva se nourrit des refus d’une subvention. Qu’est-ce qui a fait défaut, n’a pas été compris ? Il faut chercher le motif du refus, le solliciter. Lire les avis, positifs ou négatifs, même quand l’aide a été reçue.
(4) un film majoritaire belge est un film financé à plus de 50% par la Belgique, dont le réalisateur est belge
Court-métrage ou long-métrage ?
Les devis, les guichets qui libèrent l’argent à tranches fixes, les calendriers des différents films qui se chevauchent : tout cela est délicat à gérer. Plus simple quand on s’est fait la main en tant qu’assistant.e de production auparavant. Sans cette expérience, commencer avec la production d’un film à petit budget (court-métrage ou documentaire) est plus prudent.
Quand on passe au long-métrage, on passe à des financements plus importants. Si la trésorerie ne suit pas, ça coince.
Au départ, Eva faisait les budgets elle-même. Aujourd’hui, elle ne travaille plus jamais sans directeur de production et de post-production. Leur expérience et leur travail de coordination ne s’épargne pas.
La Vie à Venir (Life to come) de Claudio Capanna - Trailer
Majoritaire ou minoritaire ?
Il est confortable pour un producteur d’alterner entre productions majoritaires et minoritaires. Les minoritaires demandent généralement moins de temps : on n’initie pas le projet, on ne développe pas le film, en général on intervient sur le tournage et/ou la post-production. Ce genre de collaborations est un socle indispensable à une trésorerie. Cela permet des rentrées - et au niveau du portefeuille artistique, ce sont de beaux projets à défendre.
Un producteur qui se lance ne va pas facilement trouver des coproductions internationales, car le producteur qui le sollicite attend d’être guidé au niveau des guichets locaux de subvention, pour éviter de perdre du temps à déposer des projets dans des guichets inadéquats. Il y a des sujets qui vont typiquement plaire à tel ou tel guichet. Seule l’expérience permet d’acquérir cette intuition.
Creuser sa place dans le secteur
Le métier de producteur ne s’apprend pas sur les bancs de l’école, mais en se confrontant au marché, aux commissions, aux guichets, sur le terrain.
La démarche d’un producteur, c’est aussi de bouger. Aller à des festivals, à des sessions de pitch, s’inscrire en tant que producteur à des workshops, même sans film à défendre. Les festivals de documentaires ont beaucoup de places pour ce genre de workshops et ateliers (5). On s’y forme, et surtout on y noue des amitiés professionnelles, des gens qu’on pourra solliciter par la suite. Le milieu des producteurs est un microcosme, on rencontre souvent les ‘mêmes têtes’.
(5) IDFA, DOK Leipzig, Nyon, Reggio Film Festival, EURODOC, EAVE, ...
Faut-il une ligne éditoriale ?
Sans forcément défendre une ligne éditoriale particulière, c’est avant tout la démarche d’un auteur, son désir qui ont toujours séduit Eva et Anton. Il est important qu’un auteur ait les idées très claires sur son film. S’il existe une vraie force, une cohérence entre le sujet traité par l’auteur, sa démarche, son lien par rapport au sujet traité, sa vision du film en devenir, il y a le socle d’un bon projet. Ce sont ces armes-là qui leur permette de défendre un film.
Si le film produit réussit aussi bien en festival qu’en salle et à la télévision, c’est une démarche doublement gagnante.
Leur rôle est de servir un projet, d’accompagner un auteur. Mettre à disposition de l’œuvre tous les moyens possibles pour qu’elle se réalise de la meilleure manière qui soit : humaine, financière, technique. Que tous les intervenants y trouvent leur compte. Rendre un projet à la hauteur de la promesse faite à leurs partenaires.
Article écrit d’après une conversation avec Eva Kuperman.